Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Notes d'Itinérances
18 février 2024

Sant'Angelo - Autour du ghetto (13/18). La via delle Botteghe oscure et le Bottegone.

Le Bottegone, du siège du PCI à celui d'une institution bancaire internationale

 

 

Voilà un titre de rue peu habituel et qui fleure bon son poids de mystère. Et pourtant, on ne peut qu’être fort déçu en y flânant : il ne s’agit pas d’une ruelle étroite et sinueuse, véritable coupe-gorge à touristes, mais d’une voie large, à la circulation automobile réduite et qui semble plus servir de parking que de voie de passage. L’étymologie du nom expliquerait partiellement l’écart entre représentation et réalité : l'appellation du quartier « ad apothecas obscuras » (aux boutiques obscures) désignait les lieux, occupés par des commerces, récupérés sur les salles à demi enterrées des monuments antiques et encore praticables en partie.

 

Mais cela n’élucide pas tout : la rue étroite du moyen-âge a été élargie, en 1938, sur son côté gauche en direction de la Piazza Venezia, dans le cadre de l’urbanisme fasciste mussolinien qui visait à la grandeur des monuments antique et à une meilleure liaison entre la Piazza Venezia et le Largo di Torre Argentina. Furent détruits à cette occasion, maisons anciennes, palais ou églises baroques comme l’église Sainte-Lucie visible sur un dessin de Giuseppe Vasi de 1761. Le fascisme ne respecta que les ruines antiques découvertes à cette occasion. Quant à la liaison routière Venezia / Argentina, elle ne semble pas être d’une très grande utilité sinon pour l’extension récente de la ligne 8 du tramway jusqu’aux pieds de la « machine à écrire » (Pardon ! Le Vittoriano).

 

Au tout début de la rue, côté Vittoriano, l’immeuble du n°5 (photo), édifié en 1946, a abrité le Parti Communiste Italien jusqu’à sa dissolution en 1991. Surnommé le Bottegone (La grande boutique), le bâtiment de cinq étages fut construit par un entrepreneur immobilier, Alfio Marchini, qui en aurait fait cadeau au Parti. Le second étage abritait le bureau du secrétaire général, à l’emplacement du balconAu lendemain de la guerre, le PCI était auréolé de son rôle éminent dans la lutte antifasciste et il devint le second parti d’Italie, derrière la Démocratie-Chrétienne. Il fut le premier parti communiste à mettre en cause le modèle soviétique, et prônait la mise en œuvre d’une « voie nationale vers le socialisme ». En 1973, il proposait à la Démocratie-Chrétienne « un compromis historique » afin de reconstruire la démocratie italienne. Lors des élections législatives de 1976, le PCI obtint 34,4 % des voix ; il comptait alors 1 700 000 membres et dirigeait plusieurs grandes villes et régions. Les « années de plomb » avec le développement d’une lutte armée en Italie, l’assassinat par les Brigades rouges d’Aldo Moro, président du Conseil, membre de la Démocratie-Chrétienne, qui était prêt à un compromis historique avec le PCI, la mort du secrétaire général du PCI, Enrico Berlinguer, la chute des régimes dits « socialistes » en Europe centrale et orientale, réduisirent progressivement l’influence du parti qui disparut en 1991. Mais, il faut certainement chercher les causes de cette disparition rapide et brutale beaucoup plus profondément. 

 

En 1939, Guy Roland, alias Pedro McEvoy, alias Jimmy Pedro Stern, le personnage central du roman de Patrick Modiano, « Rue des Boutiques Obscures » [1], avait déclaré habiter au n°2 Via delle Botteghe Oscure. Son appartement a donc disparu en 1946 avec la construction de l’immeuble du PCI et Guy Roland n’y retrouvera donc aucune trace de son passé malgré son désir de se rendre à cette ancienne adresse ! Vendu en 2000, le bâtiment appartient aujourd’hui à la société Bank Spa Real Estate, la branche immobilière de l'ABI, l'Association Bancaire Italienne, dont il accueille le siège opérationnel. Tout un symbole : passer du PCI à la grande finance ! Une petite aile du bâtiment, Via Aracoeli, a été vendue en appartements de très grand luxe [2] et il a été annoncé, en 2022, que le bâtiment principal allait aussi être transformé en hôtel de luxe. Enfin, il accueille une boutique de produits de beauté, « Toni & Guy ». 

 

Le bâtiment qui lui fait face et où, dit-on, s’était installé un centre d’écoute de la CIA pour espionner les activités du PCI, a été loué par la Ligue, ex Ligue du Nord pour l'indépendance de la Padanie (Lega Nord per l'Indipendenza della Padania), un parti populiste d’extrême-droite qui participe désormais à des gouvernements italiens. 

Voilà un coin de rue qui raconte une partie de l’histoire récente de L’Italie !

 


[1] Patrick Modiano. « Rue des Boutiques Obscures ». 1978.

[2] Michel Bole-Richard. « Le dernier chic romain : un appartement au Parti communiste ». Le Monde. 09/03/2000.

 

Liste des promenades dans Rome et liste des articles sur Sant'Angelo et le ghetto

Télécharger le document intégral

Commentaires
Visiteurs
Depuis la création 988 499