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Notes d'Itinérances
28 juin 2018

Cameroun - Années 80 (30/34). Cadotter.

Une lente constitution des Etats à travers des processus sociaux complexes

 

Cameroun Nord Maroua Mokolo

 

En Afrique, l’Etat est d’introduction récente. L’ensemble de son appareil, et les relations complexes qu’il suppose, vient se superposer sur des structures sociales existantes lesquelles s’imbriquent même fréquemment : le sultan El Hadj Seidou Njimoluh Njoya est aussi maire de Foumban. C’est aussi la puissance coloniale qui a initié ces relations complexes. 

 

« Les relations avec les chefs indigènes, chefs de canton, de village et chefs de tribus, sont constantes. Ce sont eux qui fournissent les porteurs, qui désignent les corvées, qui perçoivent l’impôt. Il est nécessaire de les aider dans leur tâche qui est souvent pénible, tout en les surveillant et en les empêchant de commettre des exactions » [1].

 

Dans le clan, les relations fonctionnent au don contre don. Si un enfant manifeste des qualités scolaires, tout le clan l’aidera à poursuivre ses études mais, ayant obtenu une bonne place de fonctionnaire, il est redevable de cette situation auprès de l’ensemble de son clan et l’on attend de lui qu’il aide à son tour l’ensemble du groupe. Ce qui importe c’est la cohésion du groupe restreint, bien avant « l’intérêt supérieur de la Nation » qui est une notion nouvelle.

 

« Il faut avouer que Juliette est une fille digne d’un père comme moi. En l’envoyant au collège, j’avais bien raison de dire à tout le monde : ‘Un beau jour, cela me rapportera !’ » [2].

 

La constitution de l’Etat en France ne s’est pas faite facilement, l’expression « L’Etat, c’est moi ! » de Louis XIV montre assez la confusion entre une lignée familiale et un appareil administratif. Il aura fallu la Révolution, l’émergence de la République et de ses différentes structures, l’école laïque et obligatoire, la justice indépendante, les concours d’entrée dans la fonction publique, la séparation de l’église et de l’Etat, le service militaire obligatoire, la Sécurité Sociale, pour qu’émerge la conscience d’une solidarité nationale. C’est une lutte de plusieurs siècles, pleine de cris et de fureur, de révolutions. L’existence d’un Etat démocratique se forge dans les luttes, dans l’émergence de « contre-pouvoirs », partis, syndicats, associations, médias, contre lesquels ont lutté les dirigeant installés après la décolonisation, car ils mettaient en place un appareil à leur service et non au service de la collectivité. La démocratie ne règne pas en Afrique parce que les contre-pouvoirs émergent progressivement face à la toute-puissance d’un Etat mis au service de despotes nationaux. Contrairement à la vision « naïve » américaine, la démocratie ne s’exporte pas avec la mise en place d’élections libres ! De plus, nous n’avons d’ailleurs pas vraiment de leçon à donner en la matière tant les pays dits « démocratiques » sont également secoués par des « affaires » (avions-renifleurs, diamants de Bokassa, Carrefour du Développement, j’en passe) [3] !

 

La première visite en Afrique subsaharienne constitue donc souvent un choc, celui de la confrontation entre nos repères, nos références, nos habitudes, nos manières d’être et d’agir, avec ceux des habitants d’un pays dit « en-développement ». Chacun s’efforce de comprendre, d’expliquer l’état de dénuement d’une grande partie de la population, les habitudes et les pratiques. Chez les Français il y a souvent deux grands pôles extrêmes : d’une part des soixante-huitards attardés qui renvoient toute tentative d’explication sur le colonialisme et qui adorent ces malheureux Africains comme les dames patronnesses leurs pauvres, et d’autre part des racistes (qui s’en défendent) qui expliquent tout par des différences génétiques congénitales renvoyant les Africains au néolithique très inférieur. Ma première mission en Afrique subsaharienne fut accompagnée d’un collègue appartenant à la seconde catégorie. Quelle torture ! Aucun argument de caractère historique, économique, social, culturel, que sais-je, n’arrive à entamer sa certitude. Elle est absolue, monolithique, massive, épaisse, que rien ne peut écorner. Outre que l’échange de propos devient vite superflu, il insiste dans toutes les situations publiques, à table, au bar, en voiture, sans être gêné par la présence d’autres personnes. Je ne sais plus quelle tactique utiliser, soit de le contrer fermement et fortement en argumentant avec soin, mais cela semble glisser sans le mouiller, soit en essayant de détourner la conversation vers des sujets anodins. Et cela a duré dix-sept jours.

 


[1] Ministère de la Guerre. « Manuel à l'usage des troupes coloniales employées outre-mer ». 1927.

[2] Guillaume Oyono Mbia. « Trois prétendants... un mari ». 1964.

[3] En 2017 le vote d’une loi spécifique sur « la moralisation de la vie publique » souligne, s’il en était besoin, que « cadoter » est aussi une pratique courante en France dans certains milieux ! (note de 2018).

 

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