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Notes d'Itinérances
3 mai 2019

Chronique burkinabée - 1990 / 2005 (2/32). Comment Tartarin-Quichotte devient Tartarin-Sancho.

Vanité, solidarité et anxiété

 

 

Au cours de ce vol pour Ouagadougou, les hôtesses distribuent le menu aux passagers ; il est orné d’une magnifique pomme jaune et rouge et nous promet de nous faire goûter aux « Saveurs de la France » avec, ce mois-ci, l’annonce d’un « Repas normand ». La carte est alléchante qui propose une terrine de canard, un suprême de volaille « Vallée d’Auge », du camembert bien évidemment, un « Miroir de pommes », et enfin du calvados pour le digestif. Les appellations des plats sur les menus sont toujours prometteuses de sommets gastronomiques, aggravant encore votre déception quand vous découvrez le plateau-repas distribué. Les intitulés des menus des voyages aériens, en classe touriste, ressemblent de plus en plus à la rhétorique utilisée dans les domaines de la publicité et de la politique : beaucoup de superlatifs et de termes ronflants pour masquer un grand vide de saveurs.

 

«  Vous voulez que je vous prépare quelque chose pour le voyage ?
- On sert à manger dans les avions.
- C’est très cher ?
- C’est compris dans le prix du billet.
- Alors ce ne doit pas être très bon » [1]

 

Autre choix ce jour-là : du « Thie Bou Dieun », un riz au poisson, spécialité normande bien connue, notamment dans la région de Dakar ! A moins qu’il ne s’agisse d’un hommage très discret de la compagnie Air France au grand poète Léopold Sedar Senghor [2] qui réside en Normandie ?

 

Le voyage aller vers l’Afrique c’est aussi ce moment singulier où Tartarin-Quichotte se transforme en Tartarin-Sancho. Tout particulièrement à chaque fois que, regardant par le hublot, Tartarin constate l’aridité des sols, ocres et rouges, traversés de rivières de sable jaune, parsemés de-ci de-là de quelques arbustes maigrelets poussant avec une remarquable constance dans une nature hostile. Et, à chaque fois, Tartarin-Sancho se demande pourquoi il retourne dans ces pays lointains, à la chaleur torride, aux hôtels au confort sommaire alors que l’on est si bien chez soi, en famille !

 

« Je vois l’Afrique multiple et une
verticale dans la tumultueuse péripétie
avec ses bourrelets, ses nodules,
un peu à part, mais à portée
du siècle, comme un cœur de réserve » [3].

 

Et pourquoi, dès le voyage de retour, Tartarin-Sancho, qui était si content de retrouver ses pantoufles et sa petite famille, se métamorphose-t-il à nouveau en Tartarin-Quichotte qui ne rêve plus que d’entraîner à nouveau ce malheureux Tartarin-Sancho vers une nouvelle aventure en Afrique ou en Asie ?

 

Alors ? Vanité ? Il doit bien y avoir un peu de cela, car rien n’oblige Tartarin-Sancho à repartir. Une fois revenu dans sa petite ville de chasseurs de casquettes, accompagné de son dromadaire et riche du trophée de la peau de ce pauvre lion aveugle [4], Tartarin-Sancho pourrait gérer tranquillement son petit capital de récits d’expéditions lointaines lui assurant une petite notoriété locale. Quoiqu’avec le développement du transport aérien, la concurrence se fasse de plus en plus rude. Solidarité, alors ? Un peu aussi, car Tartarin-Sancho n’est pas insensible au spectacle de la pauvreté et de la misère des habitants de ces pays. Comment rester sourd à la détresse des peuples alors qu’il suffirait finalement de relativement peu de choses pour leur permettre d’accéder à des conditions de vie décentes ?

 

La pire de ces contradictions n’est-il pas qu’au moment même où Tartarin-Sancho se trouve bien fol de partir dans ces pays lointains, il se surprend à défendre auprès de ses interlocuteurs l’idée d’un nouveau voyage à organiser au Sénégal ou en Angola !

 


[1] Manuel Vasquez Montalban. « Les oiseaux de Bangkok ». 1983.

[2] Léopold Sédar Senghor, 1906 / 2001, poète, écrivain, homme d'État français, puis sénégalais, premier président de la République du Sénégal et premier Africain à siéger à l'Académie française.

[3] Aimé Césaire. « Ferrements - Pour saluer le tiers-monde ». 1960.

[4] Alphonse Daudet. « Tartarin de Tarascon ». 1872.

 

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