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Notes d'Itinérances
24 juin 2019

Chronique burkinabée - 1990 / 2005 (28/32). Invitation mondaine.

représentationUn monde de représentation, ou l’âge du paraître

 

 

[1]           Le dimanche midi, à la veille de l’ouverture d’un séminaire international que nous organisons au sein d’un établissement d'enseignement, le directeur de celui-ci nous invite à déjeuner. Nous comprenons très vite que nous ne sommes invités que pour accompagner le haut responsable français qui vient participer à l’ouverture de la conférence et que nous allons faire de la figuration dans une opération de marketing du directeur de l’établissement pour se mettre en valeur auprès des autorités françaises. L’opération commence avec le carton d’invitation reçu à notre hôtel, par porteur spécial : « M le Directeur Général… et Madame, vous prient… ». Heureusement, il est quand même précisé dans le coin droit, en bas, écrit à la main : « Tenue décontractée conseillée » ! Ouf, j’évite le smoking ou la queue-de-pie par 40° à l’ombre, smoking que je n’avais pourtant pas manqué d’oublier de prendre dans ma valise comme il se doit !

 

Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. A midi, c’est un chauffeur strictement cravaté qui vient nous chercher à l’hôtel en voiture de fonction pour nous conduire chez M le Directeur général. En arrivant chez celui-ci, nous pouvons néanmoins constater qu’il ne nous avait pas accordé le bénéfice de son véhicule officiel sur l’aile duquel est placée une hampe de drapeau. Il considère en effet avoir rang d’ambassadeur au prétexte que le périmètre de son établissement a un statut « d’enclave diplomatique ».

 

Le repas, délicieux, est servi par trois valets, en veste blanche à petit col montant ; la maîtresse de maison surveillant constamment que les bons usages d’un service de qualité sont respectés en leur faisant de petits signes sur l’ordre de préséance, le côté par lequel servir, les différents temps du service, etc. Tout cela pendant que discourent nos deux responsables. L’un vante sa stratégie de développement de l’établissement, avec encerclement progressif du Nigeria pour le faire entrer dans les pays membres de l’institution. Suite à une prompte et brillante campagne, il ne fait aucun doute désormais que ce pays demandera bientôt à sortir de son terrible isolement pour se joindre au concert de ses voisins, plus visionnaires, et qui sont déjà membres de l’établissement qu’il dirige. Il omet de préciser la taille du géant nigérian au regard de ses lilliputiens de voisins ! L’autre développe l’histoire de la création d’une école d’enseignement supérieur dont il fut directeur.

 

La conversation aurait pu rouler indéfiniment de la sorte entre histoires et stratégies des écoles, entrelardées de petites remarques perfides sur la politique française du gouvernement socialiste quand, au moment du café, l’un de nous, par curiosité, par naïveté, par ennui, ou par provocation, demande au maître de maison s’il est l’auteur des toiles accrochées au mur et signées de ses initiales. Avec prudence, je m’étais bien gardé de poser la question, estimant qu’il me serait impossible de trousser le plus petit compliment à l’artiste qui avait commis ces œuvres. Elles représentent généralement des silhouettes géométriques, tracées d’un pinceau épais, noires, sur des fonds pâteux aux couleurs ternes et sombres. Mais le "coupable" est manifestement très fier de lui et il attire notre attention sur ce qu’il considère assurément comme son chef d’œuvre à qui il a attribué un nom emphatique, « Kabul street », « 11 September in Kabul », «Twin tower to Kabul » ou quelque chose comme cela, j’avoue avoir oublié le titre original, mais évidemment en français dans le texte ! Pourtant, il est nécessaire de connaître le titre pour comprendre : au milieu d’un ensemble marronnasse, anguleux (les montagnes qui entourent Kaboul peut-être ?), surgissent deux parallélépipèdes, toujours tracés au pinceau épais, noirs (symbolisant certainement les tours jumelles de New York ?). Pendant le repas, j’avais eu la chance de tourner le dos à cette « magistrale composition ». 

 

Par soucis de partage, ou par condescendance, le maître des lieux nous montre aussi un petit tableau, posé sur un chevalet - signe d’une certaine précarité ? - en ajoutant : « Ma femme aussi fait de la peinture ». C’est beaucoup moins spectaculaire, un bouquet de fleurs, un peu maladroit certes dans la technique, mais infiniment moins prétentieux et qui n’a manifestement pas l’honneur d’être accroché au mur. Comme quoi, partout, la place des femmes est limitée !

 

« La maladie de notre temps est la supériorité. Il y a plus de saints que de niches » [2].

 


[1] Photo de David Gilkay. Kabul. 2012.

[2] Honoré de Balzac. « Le médecin de campagne ». 1829.

 

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