Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Notes d'Itinérances
18 août 2022

Chroniques tunisiennes 1975 / 2023 (18/69). Tunis, « Le Cosmos », rue Ibn Khaldoun.

Un restaurant paisible, hors du temps Ben Ali

 

 

 

« Le temps s’amenuise, s’allonge, se contracte, se regroupe en grumeaux qu’on a l’impression de toucher du doigt, ou se dissout comme des nappes de brouillard qui s’éclaircissent et s’évanouissent dans le néant » [1].

 

Ce soir, j’ai eu un peu de mal à retrouver le Cosmos. Cela peut paraître étrange alors que, théoriquement, il nous entoure, mais en réalité je cherchais un point particulier de l’espace, un point où le temps s’est quasiment arrêté alors qu’alentour, à Tunis, de nouveaux immeubles se construisent, que la chéchia disparaît et que les femmes portent le pantalon. Ce point particulier s’appelle « Le Cosmos ». C’est un petit restaurant du centre-ville, rue Ibn Khaldoun, que j’ai fréquenté régulièrement au cours de mes nombreux passages à Tunis et que j’avais découvert parce qu’il était conseillé par le « Guide du routard » dans sa rubrique « prix moyens » : « Plats abondants et bien présentés, et, somme toute à des prix forts raisonnables. Service impeccable. Une bonne adresse ». 

 

Bien que cité régulièrement dans le guide du Routard, « Le Cosmos » ne semble en tirer aucune gloire particulière, n’affichant d’ailleurs pas en vitrine la vignette « Recommandé par… ». Il reste un petit restaurant de quartier, avec nappes blanches, petits bouquets de fleurs sur les tables et son lot d’habitués. C’est qu’il est d’un temps d’avant le Routard, du début des années 60, avant que les jeunes Européens se mettent à parcourir la planète en tous sens, un temps d’avant l’ère Ben Ali. L’horloge s’est arrêtée un jour à 11h15, définitivement. Mais de quel jour, et de quelle année ? Son mobilier est constitué de chaises de bistrots en bois foncé et verni, les tables ne dévoilent que des pieds droits, complétées de quelques dessertes aux formes modernistes d’après-guerre, la seconde quand-même. Aux murs des miroirs ronds, des appliques en cuivre en forme de tulipes avec des verres de couleurs, vert, rouge et blanc. Sur le comptoir trône une caisse enregistreuse de métal avec de grosses touches protubérantes et sa manivelle pour imprimer l’addition. 

 

Mais pourquoi s’appeler « Le Cosmos » car peu de choses y font référence dans la décoration ? Certes le plafond est constellé d’étoiles en creux dans le plâtre et une photographie de la planète terre faite à partir de la lune est accrochée au-dessus de la porte des cuisines. Pour le reste, l’ornementation évoque plutôt la marine, coquillage, poisson en céramique, carapace de tortue de mer, les tableaux accrochés aux murs représentent des pêcheurs tirant leur barque sur la grève, ou une nature morte de fruits dominés par une pastèque rouge sang.

 

Le public est sans âge. Un homme aux vêtements passe-murailles dîne avec un vieillard engoncé dans un pardessus gris, bonnet sur les oreilles et charentaises aux pieds, un vieux-beau aux poignets couverts de gourmettes fait des mines et tient longuement la main du serveur, ajoutez un couple tranquille de touristes amortis, un voyageur de commerce à deux doigts de la retraite, et moi !

 

A quelques minuscules indices on constate néanmoins que, même dans ce point particulier de l’univers, l’écoulement du temps s’y effectue, moins vite peut-être qu’ailleurs mais néanmoins de façon inéluctable. L’un des serveurs marche à petits pas comptés, l’autre boite, le troisième se masse la rotule droite, âge ? Arthrite ? Peut-être que la pâte du temps n’est pas fluide et que, par-ci, par-là, elle fait des grumeaux. Et puis, il existe aussi quelques anachronismes qui montre que l’univers du Cosmos se frotte parfois à des univers parallèles : dans une vitrine sont alignées une série de bouteilles sanguinolentes de ketchup ! 

 

Ce soir, j’ai d’ailleurs le privilège d’assister au choc de deux galaxies. Le Cosmos tournait tranquillement sur lui-même : convives discrets, petits pas du serveur, massage de la rotule quand, tout à coup, la porte s’est ouverte et sont entrés cinq japonais en blouson de sport et baskets. C’est alors l’affolement dans le personnel, les serveurs se précipitent, conduisent ces extra-terrestres au fond du restaurant et retournent à la cuisine pour annoncer la nouvelle et j’entends répéter, inséré dans le texte arabe, « cinq japonais ! », « cinq japonais ! ». Brutalement, « Le Cosmos » a fait un saut dans l’espace-temps, il est entré dans le nouveau millénaire.

 

Commentaires
M
Je suies repassé dans les années 2000 rue Ibn Khaldoum. Plus rien, le cosmos avait disparu dans l’espace-temps… Trou noir, peut-être ?
Répondre
E
Arrivé en 1967 à Nabeul, j'y suis resté onze années comme… coopérant ! Jeune Européen mais ne bourlinguant pas à tout va. Le Cosmos, c'est la bouffée de nostalgie garantie, effectivement sans être le M'Rabet ou le Hungaria, on y mangeait bien, pas cher et servi par un délicieux serveur… roux ! Je l'ai retrouvé en 1987, le serveur ! Je ne crois pas qu'il nous ait reconnus, nous oui et c'était comme une cerise sur le gâteau et puis en 1996 pas moyen de retrouver le restaurant et en 2008 après avoir bien noté l'adresse… plus RIEN ! Je n'ai pas pu voir si l'horloge était arrêtée à 11h15… Je vais faire un tour à Miliana !
Répondre
Visiteurs
Depuis la création 989 395