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Notes d'Itinérances
5 septembre 2022

Chroniques tunisiennes 1975 / 2023 (45/69). Lutter contre le temps contraint.

L’âge du faire – La charrette du marchand de Halva au croisement de la rue de la Casbah et du souk aux cuivres

 

 

Le temps est devenu une ressource si rare qu’il nous faut l’utiliser au mieux. Le temps est compté, il est un facteur de production, donc de productivité, et de moins en moins un temps personnel et de sociabilité. Cette évolution imprègne tellement notre temps dit « libre » qu’il nous faut aussi rentabiliser celui-ci le plus efficacement possible. On ne sait plus flâner, on a mauvaise conscience à traînailler, on ne supporte plus l’inactivité.

 

« Donc, le temps avait cessé d’être fluide. Il semblait constituer un matériau solide, incassable. Vingt-quatre cubes de temps chaque jour : un pour se préparer au sommeil, huit pour dormir, deux pour manger, neuf pour travailler (chacun étant une pièce d’une immense machine), le reste pour les soins médicaux (les soins qu’il faut dispenser à tout mécanisme pour qu’il soit toujours en forme) ou autres occupations » [1].

 

J’ai essayé une nouvelle fois une cure de désintoxication du temps contraint en me rendant au café de Sidi Chabaane, à Sidi Bou Saïd. Je disposais d’une après-midi sans contrainte, à ne rien faire ! Rêvasser, observer, penser ou somnoler… Rien d’autre que siroter des thés aux pignons en contemplant la rade de Tunis et le Bou Kornine dont les sommets se perdaient dans les nuées.

 

« Entretenir le vide dans l’esprit, c’est un exploit et un exploit rudement salubre » [2].

 

C’est très dur, très très dur, trop dur. Pour réussir l’exercice, j’avais évidemment refusé de prendre avec moi un livre. L’exercice aurait été raté dès le départ. Mais peut-on s’asseoir, seul, dans un café avec les mains libres ? Pour dix minutes, un quart d’heure certainement. Le temps de boire sa boisson. Mais pour une heure ou deux, ou pire, plus ? Les Grecs le savent bien qui utilisent un accessoire indispensable à l’inaction, le komboloï, un chapelet de perles de buis que l’on égrène pour s’occuper les doigts et l’esprit. J’avais omis de prendre mon komboloï ; mais aurais-je su seulement m’en servir ? Bien évidemment, j’ai très vite craqué en achetant un journal. Entre la lecture de deux articles, je pouvais laisser un peu de temps couler, mais point trop. Être, dans notre culture, c’est faire. Ne rien faire, ni manger, ni boire, ni fumer, ni lire, ni discuter, c’est le néant, c’est la mort. Et nous luttons incessamment contre la mort par l’action, le mouvement. Tout notre être d’Européen refuse l’inaction, lutte contre la conscience du temps qui passe, contre la certitude de la fin prochaine.

 

J’avais donc eu la naïveté de croire que loin de chez soi, entre mer et soleil, il était possible d’abolir le temps, même brièvement ! En réalité, bien évidemment, à Tunis comme partout, le temps continue de couler. A preuve, j’avais l’habitude, au croisement de la rue de la Casbah et du souk aux cuivres, en montant dans la Médina, de m’approvisionner en halva [3] auprès d’un vieux marchand qui y disposait sa charrette brinquebalante. J’en avais déduit, un peu trop hâtivement que, de par le monde, il existait un point fixe, stable, immuable : la charrette du marchand de halva au croisement de la rue de la Casbah et du souk aux cuivres. Voire deux, peut-être, si l’on y ajoute le restaurant Le Cosmos… Naïveté et prétention. Dans le même temps, j’ai déménagé, changé plusieurs fois de travail, voyagé de par le monde, le mur de Berlin est tombé, les pays du « socialisme réel » ont disparu, les massacres se sont perpétrés au Rwanda, au Zaïre, en Bosnie et ailleurs, deux guerres ont été menées en Irak, mais ici il y aurait eu une chose immuable, un point fixe, une permanence dans le grand bouleversement du monde, dans le tourbillon des gens et des choses, l’agitation générale : un marchand de halva qui vient, chaque jour que Dieu fait, poser sa petite charrette au même endroit. Le centre du monde s’est déplacé de la gare de Perpignan à la modeste charrette du marchand de halva au croisement de la rue de la Casbah et du souk aux cuivres. 

 

Las, cette année, la charrette brinquebalante du marchand de halva a disparu et, semble-t-il définitivement car, à la même place, trône désormais la charrette d’un vendeur de turron [4] ! Je n’ose pas imaginer que mon vieux marchand de halva se soit converti à ces nourritures d’importation !

 


[1] Maria Judite de Carvalho. « Les mains ignorantes ». 1994.

[2] Henry Miller. « Le colosse de Maroussi ». 1941.

[3] Halva : Confiserie orientale à base de graines de sésame broyées et de sucre.

[4] Turron : Confiserie espagnole à base de pâte d'amande et de sucre.

 

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