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Notes d'Itinérances
6 septembre 2022

Chroniques tunisiennes 1975 / 2023 (46/69). Savez-vous ce que c’est que labourer ?

Une propagande toujours aussi indigente

 

Tunisie Ben Ali 2

Une affiche est placardée dans le hall de l’amphithéâtre où madame la ministre de la Formation professionnelle doit intervenir dans un colloque, une affiche de propagande à la gloire du Président Ben Ali [1]. Il n’est guère besoin de lire l’arabe pour en comprendre le sens. Le Président est représenté de face, au centre droit de l’affiche (la langue arabe se lisant de droite à gauche, c’est donc le président que l’on voit en premier). Il s’adresse à un jeune agriculteur, de trois quart dos, situé à gauche. Même si l’affiche est muette, le verbe se dirige donc bien du président vers le jeune agriculteur. Derrière, un tracteur rouge est arrêté au bout de vastes champs labourés, soulignant ainsi la modernité de l’agriculture tunisienne.

Le président est habillé d’un magnifique costume croisé bleu-marine à fines rayures bleu clair. Il porte des lunettes de soleil, type Ray Ban. Il lève les avant-bras comme pour souligner son argumentation auprès du jeune paysan. Celui-ci est habillé d’une veste de jean ou de cuir, on ne distingue pas bien. La différence de costumes marque évidemment la différence de statut : costume / jean, pour décideur / travailleur. Toutefois, il souligne également que jeune agriculteur, qui porte des habits contemporains et « décontractés » et non pas une djellaba et un keffieh, est moderne et dynamique.

Le président sourit avec malice et bienveillance. Mais que raconte-t-il à ce jeune ? C’est là qu’il est possible de s’amuser à émettre toutes les hypothèses. A voir le pli impeccable de son costume, sa coiffure dont pas un cheveu ne dépasse et ses mains soignées, il n’est pas imaginable de penser que c’est le président qui vient de descendre du tracteur pour expliquer au jeune paysan comment labourer. En effet, labourer avec des Ray Ban je n’ai encore jamais vu. C’est possible certes, mais cela se porte davantage dans une voiture décapotable. L’absence de froissement de la veste ajoute un argument à la démonstration. Non, plus vraisemblablement, il vient de sortir de sa voiture officielle et il doit expliquer son intérêt pour l’agriculture et les orientations de la politique agricole tunisienne. Sur la modernisation de l’agriculture peut-être ? Ce qui expliquerait la présence du tracteur. 

Ou peut-être détaille-t-il les différentes mesures favorisant l’installation des jeunes en agriculture ? C’est pourquoi il aura arrêté le cortège officiel quand il aura remarqué ce jeune paysan en plein travail. En plein travail, mais pas n’importe quel travail ! Il ne trait pas les vaches, n’aide pas une brebis à vêler, ne répare pas un moteur, non, il faut qu’il puisse être bien propre sur lui pour pouvoir écouter le discours présidentiel. Certes, notre jeune paysan aurait pu conduire une moissonneuse-batteuse. Très bon l’image de la moissonneuse-batteuse ! Un peu éculée peut-être mais on comprend bien le message : moderne, haute technologie, et en plus toute la symbolique de la récolte des fruits d’un dur labeur. Oui, mais, en Tunisie, les champs de céréales récoltés à la moissonneuse-batteuse cela renvoie plutôt à la grande agriculture du Nord, ce n’est pas assez populaire, tandis que le labour peut lui se pratiquer à peu près partout. C’est donc plus consensuel. 

Mais surtout, l’image du tracteur et du labour peut aussi être comprise par les non-agriculteurs car tout le monde sait à peu près ce que c’est que labourer. L’affiche à donc un objectif plus large, elle doit aussi pouvoir montrer à l’ensemble des Tunisiens que le président s’intéresse à l’agriculture. J’imagine en conséquence que le même profil du président a pu être placé à côté de celui d’un jeune technicien en aéronautique, d’une jeune laborantine, d’un jeune médecin, etc. Tous les métiers « modernes » utilisant des technologies nouvelles. Derrière sa construction très conventionnelle, faisant référence aux meilleures affiches de la propagande soviétique, on voit bien quel message on veut ici véhiculer : le président est un bon père (un petit père du peuple tunisien ?) qui se préoccupe de ses enfants agriculteurs afin d’assurer leur bien-être, il s’adresse à la jeunesse, le futur de la Tunisie, pour leur montrer le sens de la modernité. Allez, roulez jeunesse !


[1] Zine el-Abidine Ben Ali, président de la République tunisienne du 7 novembre 1987 au 14 janvier 2011. Le mouvement de protestation populaire l’a contraint à quitter le pays le 14 janvier 2011 pour se réfugier à Djeddah, en Arabie saoudite. Je n’ai pas retrouvé la photo de l’affiche en question.

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