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Notes d'Itinérances

Touriste ou voyageur ?

 

« Comprendre le touriste, c’est se comprendre soi-même »

Jean-Didier Urbain. « L'idiot du voyage - Histoires de touristes ». 1993.

 

Le touriste, ce pelé, ce galeux !

 

Toujours la même et lancinante question : existe-t-il une différence entre un « touriste » et un « voyageur » ? Suis-je moi-même plutôt touriste ou voyageur ? C’est que, derrière chacun de ces deux termes, il existe des représentations fort différentes, les unes très dévalorisantes, les autres très gratifiantes ! Ce serait donc bien commode de pouvoir ranger les uns et les autres dans leurs tiroirs respectifs et surtout de pouvoir m’assurer que je suis bien situé dans le bon tiroir car, finalement, personne ne souhaite être considéré comme un touriste ! Elles ne manquent pas les descriptions de ces foules s’abattant sur tous les sites « d’exception » qu’il s’agisse d’un monument ancien ou d’un belvédère sur une profonde vallée.

 

« ... les voitures des touristes, des types pourvus de casquettes blanches, de chemises à carreaux, d’appareils de photos et de compagnes en shorts,... traversant rapidement la ville (juste le temps de se photographier, devant les vieux remparts ou le portail de la cathédrale) pour gagner au plus vite la mer et s’affaler à la terrasse des casinos ». 

Claude Simon. « Le vent - Tentative de restitution d'un retable baroque ». 1957. 

 

« Oh, leur tenue, leurs cris, leurs rires sur cette terre sainte où nous arrivions si humblement pensifs, par le vieux chemin des prophètes ». 

Pierre Loti. « Jérusalem ». 1895. 

 

« Oui, je préférais le néant à la version propre et nette que l’on se préparait à donner de ces lieux, je choisissais la destruction plutôt que le devenir aseptisé, propice à l’accueil des touristes, accompagnés de cris et de couleurs claquantes, portant sur le bras, en même temps que leurs caméras, l’obscurantisme des foules et leur esprit moutonnier ». 

Isabelle Jarry. « La pluie des mangues ». 1997. 

 

Pauvre touriste, ce n’est pas la moindre de ses contradictions que d’être jugé tout à la fois comme faisant partie d’une « horde sauvage » par les uns ou d’un « troupeau moutonnier » par les autres ! 

 

Bref, le touriste voyage dans des pays proches où ses semblables sont déjà très nombreux, il accomplit ses périples en groupes compacts sous la supervision d’un guide, il survole la réalité locale dont il ne comprend que peu de choses sinon rien, il se satisfait de la surface des phénomènes, de leur côté le plus clinquant. Il ne revient de ses déplacements qu’avec des banalités et des souvenirs communs, voire vulgaires. Enfin, on reconnait le touriste au fait qu’il se déplace en bandes bruyantes habillées avec laisser-aller, voire de manière provocante. 

 

La cause est généralement entendue, le touriste c’est, selon le stéréotype analysé par Jean-Didier Urbain, « L’idiot du voyage »(1993) celui qui est à la fois le naïf, le novice et le stupide. C’est une des contradictions du touriste car d'où provient le mot ? De la pratique des jeunes aristocrates anglais que leurs riches parents envoyaient parfaire leur éducation et leur culture de gentlemen en faisant un « grand tour » en Europe. L’image de jeunes lords se promenant dans les ruines du forum romain en citant les poèmes et chants d’Horace, Virgile, Ovide ou Lucrèce apparait bien loin de celle de groupes descendants de leurs autocars pour se faire mitrailler aux côtés d’un faux centurion devant le Colisée !

 

Le voyageur, cet aristocrate de la pérégrination !

 

Le voyageur, lui, fait des expéditions dans des pays rares, ce qui ne veut pas dire nécessairement lointains. Certes, il peut passer une nuit ou une semaine avec les derniers indiens Lacandons dans la grande forêt tropicale du Chiapas, mais il sait tout aussi bien explorer les quartiers périphériques de Rome, dénicher les bonnes tables dans les auberges des petits villages des Landes ou emprunter les chemins de Saint Jacques de Compostelle. Le voyageur accomplit ses périples seul, ou en groupes très restreints ; il part au contact des peuples pour en comprendre les mœurs les plus intimes. Le voyageur est discret, il essaye de se fondre dans le paysage pour en apprécier « l’authenticité ». Enfin, le voyageur ramène des observations inédites sur les multiples visages des sociétés humaines. Par ses rencontres exceptionnelles, le voyageur apprend, s’enrichit moralement, culturellement, intellectuellement. 

 

« Cette grande et intime éducation de la pensée par la pensée, par les lieux, par les faits, par les comparaisons des temps avec les temps, des mœurs avec les mœurs, des croyances avec les croyances, rien de tout cela n’est perdu pour le voyageur, le poète ou le philosophe ».

Alphonse de Lamartine. « Voyage en Orient ». 1835.

 

Mieux même, le voyageur s’efforce de faire partager ses expériences. Et n’est-ce pas là d’ailleurs son plus grand intérêt ? Grâce à lui il nous est encore possible d’avoir connaissance de sociétés traditionnelles ou différentes, dont les pratiques et les relations, ne sont pas banalisées dans le cadre de rapports strictement mercanti, d’une recherche effrénée de marchandises pour assouvir leurs désirs de consommation et dont l’environnement est encore préservé. 

 

« Ce qui fait le voyageur, ce qui fonde socialement son mythe, c’est la croyance en l’inaliénable privilège d’un regard contemplant un monde inconnu qu’il s’approprie, puis qu’il révèle au plus grand nombre afin d’asseoir sa différence ».

Jean-Didier Urbain. « L'idiot du voyage - Histoires de touristes ». 1993.

 

Le voyageur nous enchante car, non seulement il nous parle d’une société et d’un environnement non pervertis, « authentiques », c'est-à-dire de la réalité « vraie », mais, cerise sur le gâteau, l’enchantement se transforme en miracle quand il affirme que, grâce à cette rencontre personnelle avec ces sociétés « authentiques », différentes, autres, il est lui-même devenu différent, autre ! Oh, certes, malgré sa grande expérience dont il nous entretient néanmoins avec plaisir (entre amis, à la télévision ou au cinéma), le voyageur apparait parfois un peu suffisant. Il collectionne les pays, les villes, les sites les plus rares, les plus étonnants, les plus « authentiques », ce qu’il traduit par une phrase un rien prétentieuse et parfaitement absurde : « J’ai ‘fais’ le Périgord, le XVIIIe arrondissement de Paris, le Zimbabwe ou le Kamchatka... ». Comme s’il s’agissait de campagnes militaires qui seraient autant d’expéditions donnant droit à autant de décorations qu’il arborerait aussi fièrement qu’un maréchal soviétique ! Cette prétention fait penser à ce poème de Brecht qui épingle les « grands hommes » :

 

Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Seul ?
César vainquit les Gaulois.
N'avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier ?
Quand sa flotte fut coulée, Philippe d'Espagne
Pleura. Personne d'autre ne pleurait ?
Frédéric II gagna la guerre de sept ans.
Qui, à part lui était gagnant ?

Bertolt Brecht. « Questions que se pose un ouvrier qui lit ». 1935.

 

Bref, entre voyageur et touriste, le gouffre apparait immense, aussi irréductible que celui qui sépare médiocrité et distinction, stupidité et intelligence, aristocratie et plèbe !

 

Un Janus aux deux visages ? 

 

Mais sommes-nous si sûrs de cette opposition irréductible entre touriste et voyageur ? 

 

S’arrêter aux côtés grotesques du touriste, c’est s’arrêter au ridicule de la situation dans laquelle on vous somme d’admirer l’album de timbre, le classeur de photographies ou de sous-bocks à bière... auxquels vous ne vous intéressez pas ! Mais, c’est oublier le travail d’élaboration du classeur, de l’album : le collectionneur enquête pour découvrir de nouvelles pièces pour sa collection, il les observe, les compare, critique similitudes et différences, recherche des explications, étudie des ouvrages... et au cours de cette démarche, plus ou moins approfondie, plus ou moins régulière, s’élabore progressivement, laborieusement, une connaissance.

 

Oui, certes, à Cnossos, Rome, Angkor comme à Paris, c’est aujourd’hui la bousculade des touristes, en groupes derrière leurs cicérones qui brandissent un parapluie ou un chapeau de paille, mais c’est aussi la bousculade des peuples qui écoutent avec attention les explications du guide et apprennent intensément et avec application leurs manuels d’histoire, de géographie ou de botanique pour mieux comprendre leur environnement et mieux se comprendre eux-mêmes.

 

« Ces pâles visages de pleine lune fouillent avidement les ruines du passé à la recherche des explications perdues de leur présent. Tant de chair rôtie sous un soleil torride et une telle dévotion, c’est à la fois touchant et exaspérant ». 

Lawrence Durrel. « Les îles grecques ». 1978.

 

Qu’ils soient touristes ou voyageurs, la plupart recherchent une connaissance, une compréhension de soi, de son environnement. Dès lors qui peut juger de la plus ou moins grande validité de la démarche ? Parce que l’une manifesterait une recherche de la distance, du différent, de « l’authenticité », serait-elle pour autant plus valide ? Paul Nizan qui, à vingt ans, partit à Aden, ce qui en 1926 ne manquait pas d’audace, faisait le constat amer que la distance ne participe pas nécessairement à la connaissance.

 

« Mais seule l’expérience pouvait apprendre à celui que je fus qu’un mouvement dans l’immense matière anonyme ne remédie pas à des désordres qui n’ont aucun rapport avec ces dimensions : l’étendu ajoute même les siens ». 

Paul Nizan. « Aden Arabie ». 1932.

 

La distance, la confrontation au différent, à « l’authentique », ne sont pas une garantie d’apprentissages, d’une connaissance nouvelle des hommes et du monde, d’une compréhension approfondie des sociétés. Il est tout à fait possible de voyager sans voir ni comprendre, et même sans se poser de questions ! Ce que notait aussi Gérard de Nerval, grand voyageur lui-même : « Il est donc possible qu’on voyage sans regarder, ou bien qu’on regarde sans voir » (« Le goût des voyages ». 1838). La confrontation à la différence n’induit pas la compréhension de cette différence, elle peut même, au contraire, justifier le sentiment de supériorité des uns sur les autres ainsi que les pires relents racistes. Les colons européens, confrontés au différent, à « l’authenticité » des pays coloniaux, auraient dû être le fer de lance de la décolonisation et de l’indépendance ; force est de constater que cela n’a pas été le cas. Sans compter que « l’authenticité », concept rabâché dont se targue le voyageur, a bien besoin d’être analysé (Cf. Gilles Lipovetsky. « Le sacre de l’authenticité ». 2021). En quoi un indien lacandon ou un paysan dogon seraient-il plus « authentiques » qu’un Parisien ou qu’un agriculteur européen ? L’identité des uns et des autres est constituée d’un faisceau d’une infinité de rapports, d’interactions, de références, en perpétuel mouvement, constamment agrandi et modifié, dans un processus dont la caractéristique première est d’être dynamique (Jean-Christophe Bailly. « Le Dépaysement – Voyages en France ». 201). Dès lors, « l’authenticité » pensée comme un ensemble d’aspects relatifs à la tradition, donnant l’impression d’une société immuable, relève d’un « rousseauisme » naïf, du fantasme. Toute société, tout individu, change, sans cesse. Touriste et voyageur sont fils de Janus, le dieu aux deux visages, ils sont seulement les éléments de nos propres contradictions.

 

Accepter son statut d’étranger. 

 

« Des touristes vont bailler où le cœur me battait si fort ».

Maurice Barrès. « Une enquête au pays du Levant ». 1923

 

Cette prétendue opposition entre touriste et voyageur est en réalité bien commode pour chacun de nous. Si l’on se moque si généreusement du touriste, c’est aussi parce que l’on se reconnaît en lui. 

 

Il est la caricature de ce que nous prétendons ne pas être ! C’est un repoussoir qui nous permet complémentairement d’affirmer notre individualité face aux autres. Le touriste, c’est toujours « l’autre », la masse de tous les autres. 

 

Mais, juste retour des choses, ne sommes-nous pas aussi toujours « l’autre » de quelqu’un ? A notre grand dam bien sûr, surtout quand on se veut voyageur, ce personnage qui s’imagine unique, chargé de révéler aux autres ses expériences « authentiques ». Confronté aux autres, le voyageur les rejette comme touristes affirmant ainsi une différence que rien ne justifie, alors que, in fine, le touriste est plus conscient de son véritable statut social !

 

 « … un de ces êtres, comme il y en a beaucoup aujourd’hui encore, qui méprisent les masses et qui, pressés l’un contre l’autre dans l’autobus bondé ou dans les bouchons de l’autoroute, se considèrent, isolément, comme les habitants de solitudes sublimes ou de salons raffinés et n’éprouvent que dédain pour leur voisin, sans savoir qu’il leur rend la monnaie de leur pièce, à moins qu’ils ne lui adressent un clin d’œil, pour lui donner à entendre que dans cette cohue eux seuls sont des âmes élues, des êtres d’exception contraints de partager leur espace avec le troupeau ».

Claudio Magris. « Danube ». 1986.

 

Abandonnons donc toute prétention à un quelconque statut d’exception, toute velléité de se démarquer à tout prix. Je ne suis tout compte fait qu’un touriste, comme tout un chacun, recherchant dans les voyages, qu’ils soient solitaires ou en groupes, lointains ou proches, un ailleurs, une rupture avec mon quotidien, une connaissance du monde, de la société, des hommes et de moi-même.

 

Dans cette quête, voyageur et touriste, acceptons notre statut d’étranger. Nous serons toujours l’étranger dans cette ville, cette région, ou ce pays, et c’est bien ce que nous recherchions finalement. Bien que mon côté touriste finisse par accepter que je sois étranger dans cet autre pays, cela reste toujours plus difficile pour mon côté voyageur ! Par principe le voyageur recherche les situations nouvelles, les zones étranges, il veut être confronté au différent pour sortir de sa « normalité »... mais, sur place, il s’efforce de se fondre dans le paysage, dans les gens de ce pays lointain pour mieux les comprendre et refuse ainsi son statut irrémédiable d’étranger. 

 

« Contre les pierres des enfants grecs, nous avons usé d’un subterfuge qui nous était habituel : ces touristes que visait leur rage, ce n’était pas vraiment nous. Nous ne reconnaissions jamais comme nôtre le statut que nous assignaient objectivement les circonstances ».

Simone de Beauvoir. « La force de l'âge ». 1960.

 

En voyage, étrangers nous sommes, étrangers nous resterons... et le prétendu voyageur n’est finalement qu’un touriste qui s’ignore. 

 

Pauvre ci-devant voyageur, perdant un à un ses privilèges d’aristocrate du voyage, dépouillé de son statut d’exception avec le développement des agences de voyages, renversé par la démocratisation des transports, piétiné par la révolution internet qui permet à tout un chacun, pour peu qu’il en ai les moyens, de réserver un vol et un hébergement au bout du monde. 

 

Car désormais, il n’y a plus de bout du monde, ou plutôt, le bout du monde est partout !

 

Fuir !

 

De fait, qu’il se prétende touriste ou voyageur, ce nouveau Janus qu’est l’homme mobile de ce siècle s’efforce surtout de sortir de son quotidien.  

 

 « Il n’y a plus que des voyageurs ; les sédentaires deviennent des originaux. Tous les hommes sont en route ». 

Paul Morand. « Le voyage ». 1964.

 

Le touriste-voyageur fuit ses villes, noires, tristes, pour le soleil, la vie, la plénitude enfin retrouvés. Se « ressourcer » comme l’on dit dans les publicités, partir pour renaître ! 

 

« Voyager, c’est fuir son démon familier, distancer son ombre, « semer » son double ». 

Paul Morand. « Le voyage ». 1964.

 

Mais de l’endroit d’où il fuit, d’autres rêvent d’y aller ! Le Parisien s’échappe de Paris qu’il ne supporte plus pour aller à Rome, Prague ou Madrid... d’où Romains, Pragois ou Madrilènes s’enfuient pour aller... à Paris ! Je juge que mon quotidien est un enfer et ma terre promise est ailleurs.

 

« C’est une immense partie de cache-cache ; l’Europe joue aux quatre coins avec l’Amérique, tandis que les voyageurs se livrent aux plaisirs du chat perché ; à peine les Suisses sont-ils partis pour Positano ou Rapallo que les Italiens prennent leur place à Saint Moritz, et les Français à Verbier ; tandis que les Californiens visitent le pays de Shakespeare, les étudiantes anglaises viennent occuper les sièges vides des auditoriums de San Francisco ». 

Paul Morand. « Le voyage ». 1964.

 

Contrairement à ce qu’il affirme, ce ne sont pas des lieux que fuient le touriste-voyageur, mais un temps, le temps productif, celui de la contrainte pour rechercher ce qu’il croit être le temps du loisir, de la liberté, le temps « choisi ». J’abandonne tout ce qui m’asservit (travail, famille, patrie !) pour un ailleurs où je vais utiliser une monnaie étrange, des bahts, des dinars, des dongs qui n’ont pas la même valeur, non seulement comptable et économique, mais aussi sociale ou sentimentale. Utiliser les monnaies étrangères, c’est toujours un peu jouer au Monopoly. Cette constatation a d’ailleurs été largement utilisée par le Club Med où les gentils membres utilisaient comme monnaie des colliers de jetons, rejetant ainsi avec le symbole de l’argent et tout souvenir de sa vie contrainte « extérieure ». 

 

Ainsi, je nie le monde tel qu’il est pour m’en inventer un autre, imaginaire.

 

 « Colorier le monde, c’est toujours un moyen de le nier » 

Roland Barthes. « Mythologies ». 1957. 

 

Constatant l’extension continue, fatale, des rapports marchands capitalistes, le touriste-voyageur est obligé d’aller de plus en plus loin, Turquie, Cuba puis Népal... ou de plus en plus près, recherchant dans son environnement immédiat des « poches de résistance » au nivellement économique et social. Rencontrer un fromager traditionnel du Cantal ou participer aux Paillasses de Cournonterral, c’est pouvoir jouer une fois encore au Persan.

 

Mais pour réaliser ses voyages, proches ou lointains, le touriste-voyageur participe à développer partout l’organisation sociale dont il a également besoin pour arriver à ses fins, qu’il s’agisse de transports, d’hébergement, de restauration, de moyens de télécommunications et de paiement et, ce qui accompagne fatalement sa présence, la douane et la police ! En recherchant partout, la différence, « l’authentique », le touriste-voyageur induit contradictoirement ce qu’il fuit : son mode de vie, ses valeurs pratiques, sa morale et aussi bien sûr son système productif.  

 

Contradiction des contradictions du touriste-voyageur : pendant son temps de loisir, de « liberté », au cours duquel il cherche à fuir le temps productif, le temps contraint, le touriste-voyageur contribue au développement de ces mêmes processus productifs et du temps contraint dans les pays visités !

 

Le voyage ? Une rencontre avec des pays, des peuples et soi-même !

 

Voilà désormais notre pauvre touriste-voyageur accablé du pire des maux. Dans sa fuite de son quotidien, il concoure à introduire partout le libéralisme, l’échange mercantile, les formes occidentales de pouvoir et de domination, il participe à la déstructuration des communautés, il folklorise les cultures sous prétexte de recherche « d’authenticité », il concourt au développement du tourisme sexuel, il est responsable du bétonnage des côtes maritimes comme des montagnes et il est coupable de la construction de barres d’immeubles et de tours d’hôtels.

 

« …une vision longtemps développée dans une analyse Nord-Sud, mais ensuite élargie à toutes les minorités, d’un développement touristique assimilé à une massification qui gomme les différences, abîme le patrimoine, met en pièce les identités, détruit les cultures et les hommes ».

 

Jean-Marie Furt. « Quelle protection pour les identités confrontées au développement touristique ? », in « Tourismes et identités ». 2006.

 

Responsable et coupable, le touriste-voyageur ? Mais est-ce lui qui impose son système productif ? Lui ou les entreprises du tourisme, du bâtiment, des transports et leurs actionnaires à la recherche du profit maximum à très court terme ? Lui ou les responsables politiques inconséquents, les entrepreneurs, promoteurs, magouilleurs et traficoteurs en tous genres prêts à tout pour s’enrichir ? A Cancun, le littoral de la mer des Caraïbes est défiguré par des hôtels démesurés, tous plus gigantesques les uns que les autres, sans qu’il y en ait un avec un tant soit peu de recherche architecturale. Notre touriste-voyageur n’aurait-il pas préféré un hébergement plus petit, plus humain, plus original, moins bétonné ? Est-ce lui qui a pris la décision d’édifier ces clapiers, de les financer, de les faire bâtir ou qui en a donné l’autorisation de construction ?

 

Et s’il participe à diffuser son mode de vie, ses valeurs pratiques, sa morale par sa seule présence, est-ce pour autant qu’il pervertit des sociétés « authentiques », entendez par-là, qui seraient pures, vierges, d’une civilisation lente, rurale ? Ce serait affirmer que les sociétés humaines sont immobiles, sans défense, qu’elles n’ont pour seules solutions que de rester à l’écart d’une humanité mondialisée ou de disparaître. Mais il n’y a pas de société humaine sans contacts, sans évolutions, sans changements. 

 

« Le regard étranger, qui se pose sur cette société avec ses exigences d’exotisme et « d’authenticité », y induit des recompositions sociales et des reformulations identitaires.(…) Cela ne veut pas dire que l’identité se soit figée sous l’effet d’un regard occidental mythificateur, mais cela témoigne au contraire de la vitalité d’une culture. La réappropriation par les Lacandons de la vision occidentale des traditions illustre la capacité de ces sociétés à se définir et s’adapter ».

 

Julie Liard. « S’affirmer Lacandon, devenir patrimoine – Les guides mayas de Bonampak (Chiapas, Mexique) ». 2010

 

C’est certainement le défi à relever que de changer les règles de fonctionnement de cette société mondialisée pour qu’elle soit désormais plus soucieuse de ses habitants et de leurs conditions de vie. A l’inverse des défenseurs de « l’authenticité », faisons le pari que les rencontres au cours de voyages sont une richesse pour les partenaires, même si elles sont improvisées, courtes, sans continuité, même si l’on n’est jamais sûr qu’elle permette une meilleure connaissance des uns et des autres, qu’elle assure l’acceptation des différences et leur compréhension. La rencontre peut aussi nous mettre à nu, nous interroger, nous renvoyer à nos doutes et nos espérances…

 

« Il n’y a qu’une espèce valide de voyages, qui est la marche vers les hommes. C’est le voyage d’Ulysse, comme j’aurais dû le savoir, si je n’avais pas fait mes humanités pour rien. Et il se termine naturellement par le retour. Tout le prix du voyage est dans son dernier retour »

Paul Nizan. « Aden Arabie ». 1932.

 

Montpellier, avril 2012. 

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