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Notes d'Itinérances
1 mai 2019

Chronique burkinabée - 1990 / 2005 (1/32). L’âge du faire et du paraître.

Les aéroports, des lieux où « perdre » son temps

 

 

« Au temps suspends ton vol... » [1].

 En correspondance à Roissy entre deux avions le temps ne compte plus. Il n’y a rien à faire, rien qui soit susceptible de vous rappeler à un ordre quel qu’il soit, ni téléphone, ni courrier, ni collègue, ni famille, rien qu’à attendre dans un temps suspendu, vide. Contradictoirement, et ironiquement, c’est donc dans les aéroports, ces nouveaux temples de la vitesse, que le temps s’arrête ! Même s’il est borné par l’heure de décollage de l’avion, c’est un temps « entre parenthèses » qui ne compte pas, du temps à perdre. Pas d’activité, pas d’occupation, pas de rendez-vous, pas de coup de téléphone, même s’il est vrai que l’on est en train d’accomplir quelques progrès avec le portable qui commence à se répandre. Temps du retour sur soi, ce que l’on n'a pas si souvent l’occasion de faire. A être toujours occupé, on finit par ne plus se connaître, on devient étranger à soi-même [2].

 

« Il lui reste la magie de péripétie nécessaire à tout périple en Utopie - cette expérience de l’intervalle flou : de ce franchissement trouble qui suspend un instant le voyageur dans un espace indéterminé où il perd ses repères et le précipite dans l’Ailleurs » [3].

 

La société occidentale développée est désormais entrée dans l’âge du « faire ». Il faut toujours être actif, s’agiter, bouger, créer du neuf, de l’inédit, du jamais vu, de l’original. Nous sommes les héritiers des ingénieurs de la Renaissance et de la révolution industrielle. Mais, paradoxe, dans ce lieu symbolique de la modernité, de la vitesse, c’est au contraire l’âge de l’être qui affleure dans ce moment vide d’occupation d’attente du départ de son avion. 

 

Outre s’analyser soi-même, il est néanmoins aussi possible d’observer ses semblables dans ce lieu de mélange des classes sociales comme l’étaient, au XIXe siècle, les relais de poste et, au XXe, les gares de chemin de fer.  A la sortie de CDG 2, une douzaine de jeunes hommes, 25/35 ans, bien propres sur eux, coiffés de frais, avec cravates, gesticulent et parlent fort, apostrophant les conducteurs de navettes, minibus ou autocars desservant les différents lieux de la zone aéroportuaire. Ils cherchent à se rendre dans un de ses hôtels et ne savent pas comment l’effectuer. Le groupe se déplace au long du trottoir sous la conduite de deux ou trois d’entre eux, dont un arborant l’inévitable téléphone portable désormais à la mode. Est-ce un groupe de commerciaux d’entreprise en goguette, invités à un séminaire de marketing, merchandising, de force de vente ou autre billevesée scientiste, tout excités à l’idée du week-end qu’ils vont passer dans un des hôtels quatre ou cinq étoiles ?

 

Les cafés des aéroports sont un autre lieu privilégié d’observation de ses semblables car chacun s’efforce d’y « tuer le temps » comme il peut. Un groupe de touristes, genre « grands voyageurs », roule des mécaniques en parlant très fort de leur voyage, du « club » où ils sont allés de « nombreuses fois », des petits restaurants locaux qu’ils connaissent si bien, de la plage du club… laquelle doit se situer quelque part du côté de Pattaya en Thaïlande.  Le père tourne au vieux beau, crinière de lion argentée qu’il lisse d’un geste machinal de la main, ray-ban sur le nez dans ce sous-sol assez sombre de CDG 1, veste de cuir aux manches retroussées, gourmettes en argent, chaîne en or, bagues à plusieurs doigts, chairs molles et bajoues rougeaudes qui laissent présager des consommations d’alcool un peu plus élevées que souhaitées pour la santé. Il allume sa cigarette avec des gestes calculés, amples, manière de montrer qu’il est un homme d’autorité et d’aventure. Mais de quelle aventure peut-il bien s’agir à Pattaya ?

 


[1] Alphonse de Lamartine. « Méditations – Le lac ». 1820.

[2] Le téléphone portable est venu très heureusement sortir l’humanité de tous ces moments dangereux d'attente dans lesquels l’individu est seul avec lui-même ! (note 2018).

[3] Jean-Didier Urbain. « L'idiot du voyage - Histoires de touristes ». 1993.

 

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