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Notes d'Itinérances
31 août 2022

Chroniques tunisiennes 1975 / 2023 (31/69). Syndicalisme agricole et développement « participatif ».

Une équation possible dans une dictature ?

 

 

Dans le mouvement de développement du monde rural, il apparait du plus élémentaire bon sens de permettre aux premiers intéressés, les agricultrices et agriculteurs, d’en être les acteurs au travers notamment de leurs associations et groupements : réalisation de rencontres, diffusion d’informations économiques et techniques, animation d’une réflexion commune, discussion de propositions, structuration d’action de groupes… Dans ce grand mouvement de « libéralisation » des producteurs de la tutelle de l’État, les financeurs du programme de mise à niveau de la formation professionnelle agricole, l’Union Européenne et l’Agence Française de Développement, proposent d’associer étroitement le syndicalisme agricole, représentant les paysans tunisiens, à la réflexion et à la conduite du programme.

 

Toutefois, pour que les producteurs et leurs organisations professionnelles [1] puissent pleinement jouer ce rôle, encore faudrait-il qu’ils soient structurés, représentatifs, indépendants et actifs, sur l’ensemble du territoire et dans l’ensemble des différents types d’exploitations agricoles. Lors d’enquêtes effectuées sur un périmètre irrigué, il était vite apparu que les agriculteurs n'étaient pas vraiment ni organisés, ni suffisamment structurés et puissants pour négocier avec leurs partenaires : fournisseurs, acheteurs, service de l’État. Dans le cas de la filière tomate de conserverie, lors de la phase de commercialisation, le rapport de force est totalement déséquilibré entre les agriculteurs et leurs acheteurs : un acheteur unique traite avec de multiples exploitants individuels, inorganisés et ils sont donc dépendants des conditions imposées par l’acheteur.

 

Sous l’ère Ben Ali, le syndicalisme agricole relève de la coquille vide : une assemblée de notables, dévoués au président, d’autant plus dévoués que c’est le pouvoir lui-même qui décide des personnes qui en composeront les équipes dirigeantes. Si le syndicat possède un magnifique siège social à Tunis, d’aucuns affirment, mais discrètement, qu'il n’a que des troupes modestes derrière lui. Pas de troupe peut-être, mais des moyens, car le Président souhaite en faire sa « vitrine » internationale et la « courroie de transmission » de sa politique auprès des agriculteurs ! Cette approche d’un développement basé sur l’intervention participative des producteurs agricoles est difficilement compatible avec un régime politique centralisé, autocratique et policier, qui ne peut supporter l’existence de structures sociales qui ne soient pas sous son contrôle. Services de l’administration, autorités publiques, parti présidentiel et hommes politiques locaux s'immiscent dans la gestion des associations dites « de base » comme du syndicat : choix des membres des conseils d'administration et de leurs présidents. Outre que le syndicalisme agricole est un outil de contrôle du milieu rural par le pouvoir politique, il est aussi dominé par les plus grands producteurs céréaliers du Nord et s’intéresse peu au petit fellah dont chacun pense qu’il est condamné par la modernité. Sous le couvert de l’autonomie des organisations de base, comme celui de structures de gestion plus souples et plus proches des « intéressés », ne s’agit-il pas plutôt de supprimer un service public, fonctionnant mal certes faute de moyens, et de transférer des charges de gestion qui apparaissent désormais trop lourdes dans le budget de l’État ?

 

En face, les producteurs apparaissent plutôt réticents face à cette « nouvelle démarche participative » car c’est, encore une fois, une décision qui vient « d’en haut » et non pas « la base » qui s’organise librement, base dont le régime se méfie au plus haut point, centralisant tout, contrôlant tout et imposant des caciques du régime dans toutes les présidences des organisations agricoles et associations d’usagers. Les paysans restent dans l’expectative, semblant encore préférer l’ancien système dont ils connaissent les limites et les tares, plutôt que ce saut dans l’inconnu qui leur parait suspect. Nous aurons une illustration des contradictions de cette « démarche participative » dans un régime autocratique. Ayant comme interlocuteur, au sein du syndicat agricole, un responsable ouvert, volontaire et dynamique, même s’il ne pouvait pas prétendre représenter la petite paysannerie tunisienne, il sera brusquement débarqué avec une partie du conseil central du syndicat, sans explication, et remplacé par un apparatchik bien vu du pouvoir.

 


[1] Anne Le Naelou. « Le rôle des organisations professionnelles tunisiennes dans la politique de vulgarisation agricole ». CIHEAM - FPH. « La vulgarisation agricole au Maghreb ». Alger, 26, 27 et 28 avril 1993.

 

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