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Notes d'Itinérances
7 septembre 2022

Chroniques tunisiennes 1975 / 2023 (47/69). Changements de pratiques sociales.

Où la religion fait insidieusement son retour et imprègne le discours officiel

 

 

Il se passe des choses curieuses en Tunisie au début de ce nouveau millénaire. Au cours d’un colloque co-organisé par la Tunisie et la France, de plus en plus d’intervenants s’expriment en arabe. Que l’arabe soit la langue officielle de la République tunisienne et, qu’en l’occurrence, les discours de représentants de l’État se fassent désormais dans cette langue, c’est tout à fait compréhensible et normal. Néanmoins, il y a bien un changement dans la pratique des enseignants, chercheurs et responsables administratifs dans la mesure où, dans une réunion semblable vingt ans auparavant, avec des interlocuteurs francophones, les intervenants tunisiens mettaient un point d’honneur à s’exprimer dans la langue de leurs hôtes francophones. Au cours des différentes conférences, un grand nombre d'orateurs commencent désormais leur prise de parole par la formule rituelle de la basmala « Au nom de Dieu le miséricordieux ! » [1], y compris, et surtout, parmi les responsables les plus éminents. La basmala, utilisée au commencement de chacune des sourates du Coran, n’était jamais utilisée par le passé et le pauvre Habib Bourguiba [2] doit se retourner dans sa tombe en constatant que réapparaissent ces références religieuses dans les activités d’un État qu’il avait voulu laïc.

 

Ce ne sont pas toutefois les seuls changements : il est désormais courant de voir des jeunes femmes portant le voile dans la rue et les magasins à Tunis alors même que seules les vieilles femmes étaient autrefois voilées et d’ailleurs plutôt en zone rurale. Pourtant, le régime du président Ben Ali se plait à se présenter, au niveau international, comme laïc, moderniste, et comme étant un rempart aux intégrismes religieux. Les arrestations puis les jugements contre des individus suspectés d’intégrisme furent notamment nombreux au début des années 90. 

 

En 2007, une famille tunisoise amie, un couple mixte, lui tunisien, elle européenne, lesquels ont élevés leurs enfants dans le respect des différentes religions mais sans zèle particulier. Si la religion musulmane y est estimée, certaines de ses règles n’y étaient pas observées : pas de pratique du ramadan et de refus de l’alcool. Leurs deux enfants ont fait des études supérieures et l’aînée, désormais institutrice et mariée, apparaît former avec son époux, cadre commercial en entreprise, un couple « moderne ». Invité à dîner, avant l’arrivée de sa fille ainée, notre amie nous apprend que celle-ci a traversé une profonde crise religieuse, qu’elle vient d’effectuer le hadj, le pèlerinage à la ville sainte de La Mecque, et que désormais elle porte le voile, sans que ce soit sous l’influence de son mari. Elle nous explique aussi que son époux, notre ami, laïc, bon vivant et franc buveur, ne boit plus une goutte d’alcool ayant le foie malade. Je veux bien croire qu’il ait le foie malade mais des collègues tunisiens me feront part, quelques jours plus tard, de leur étonnement en voyant notre ami fréquenter désormais la mosquée.

 

Ces différentes manifestations apparaissent, au premier abord, plus individuelles que collectives. Mais, mises bout à bout, elles deviennent autant de signes d’une société en profond changement, parfois déboussolée, cherchant des repères dans un monde instable où les grandes utopies se sont effondrées au profit d’une financiarisation outrancière des activités et des relations sociales. D’autant que, parallèlement, le pouvoir de Ben Ali adopte des mesures destinées à réhabiliter la place de l'islam dans la société, donnant des gages aux religieux : introduction de l'appel à la prière dans les médias audiovisuels et retransmission en direct à la télévision de la prière du Vendredi, fin des discours présidentiels par une sourate du Coran, création d’un ministère des Affaires religieuses…

 

« La religion, ça devrait être uniquement ça : contempler le monde en silence et se tenir aux aguets de ses convulsions et de ses murmures. Pas besoin de troupes et de canons. Des mots, des soupirs, des regards, ça suffit » [3].

 


[1] La déclaration du 7 novembre 1987, prononcée par le premier ministre tunisien, Zine el-Abidine Ben Ali et qui destitue Habib Bourguiba, débute d’ailleurs par la formule : « Au nom de Dieu, Clément et Miséricordieux ».

[2] Habib Ben Ali Bourguiba (1903 / 2000), leader de la lutte pour l’Indépendance, a été le premier président de la République tunisienne de 1957 et 1987.

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