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Notes d'Itinérances
11 août 2022

Chroniques tunisiennes 1975 / 2023 (11/69). Enquête en milieu rural - Développer au bulldozer !

Un projet dans la zone des Mogods - Sejnane

 

 

La petite cité rurale de Sejnane est située à une centaine de kilomètres à l’Ouest de Tunis. Elle est connue pour ses potiers, d’origine berbère, qui fabriquent des plats et des figurines en terre cuite agrémentées de dessins géométriques rouges ou noirs. Mais nous ne sommes pas ici pour admirer les poteries, ni pour participer au traditionnel marché du jeudi, mais pour y rencontrer le responsable d’un projet allemand de développement de l’élevage bovin. La zone dite des Mogods est composée de coteaux et de collines en bordure de la côte méditerranéenne. La couverture végétale, à l’origine une forêt de chêne-liège, est aujourd’hui un maquis de cistes, lentisques, myrtes, dans lequel on remarque quelques eucalyptus et pins, le paysage ressemblant beaucoup, compte tenu d’une pluviométrie comparable, à celui des garrigues du Sud de la France. Au milieu des broussailles sont dispersées de petites exploitations minières de plomb et de zinc, mais aussi des charbonniers dont, parfois, on aperçoit fumer les meules à charbon de bois. Les familles rurales vivent de la vente du charbon de bois et du produit des troupeaux de chèvres et de moutons qui broutent les broussailles autour du gourbi. Les hommes sont généralement absents du foyer, car ils se déplacent en fonction des coupes de bois qu’ils effectuent, construisant à chaque fois des meules éphémères de cuisson. Femmes et enfants assurent la culture des plantes vivrières et la garde des troupeaux.

 

Le projet de développement rural intégré de la zone de Sejnane [1] a pour ambition de transformer cette zone en une « Suisse tunisienne » ! Du fait de sa situation de barrière au long de la Méditerranée, la zone connaît une pluviométrie importante, de 600 à 900 millimètres par an, et ces terrains peuvent être transformés en prairies permanentes composées de trèfle, de fétuque et de ray-grass. L’expérience a d’abord été conduite sur des terres propriété de l’État, en défrichant le maquis et défonçant les sols à coup de bulldozer, traçant des routes et des chemins, chassant les habitants et rasant leurs bicoques, semant des prairies en les entourant de fil de fer barbelé. A l’allemande, pas de quartier, et avec méthode ! Sur ces prairies ont été installés des troupeaux de vaches laitières sélectionnées génétiquement, à capacité laitière améliorée, vendues à crédit aux habitants, eux-mêmes relogés dans des maisons neuves judicieusement réparties dans le paysage. Les éleveurs payent une location pour l’utilisation collective des herbages qui sert à rémunérer les gardiens de troupeaux et les frais d’entretien de la prairie : nettoyage, engrais, réparation des clôtures...

 

Après son exposé, le responsable du projet nous conduit sur la zone et nous ne pouvons que constater le changement complet de paysage : plus de broussailles, de sentiers muletiers, de gourbis misérables, de maigres troupeaux errants, mais de beaux chemins carrossables tracés en ligne droite, de vertes prairies où paissent des vaches grasses, des maisonnettes coquettes surmontées d’antennes de télévision. A certains carrefours ont été installés de petits hangars où, tous les soirs, les fellahs ou leurs enfants viennent apporter la collecte journalière de lait. Celle-ci est stockée, réfrigérée et enlevée par camions citernes pour alimenter le marché tunisois. Comme la première tranche du projet a montré non seulement sa faisabilité mais aussi sa rentabilité, une nouvelle tranche commence, sur des terrains appartenant aux populations locales ou à leurs descendants, le plus souvent partis travailler à Tunis. Le projet se heurte à un énorme problème d’identification des propriétaires, ainsi que des héritiers ou ayant-droits, car le droit foncier écrit est récent. Mais cela n’empêche pas les bulldozers d’avancer et le fil de fer de se dérouler sur la prairie, faisant de la région de Sejnane à la fois la Suisse et le Far West.

 

« … cette fausse désinvolture, cet air contradictoirement gauche et sûr de soi des agronomes qui savent bien plus de choses que les paysans sur les métiers de la terre, mais qui savent aussi que les paysans les épient, prêts à saisir la moindre erreur, le moindre faux pas, pour remettre toute leur science en question » [2].

 

Le projet de Sejnane illustre bien la conception générale du développement rural alors présente dans les États et les organismes internationaux.

 


[1] Banque Mondiale. « Tunisie - Rapport d’évaluation du projet de développement rural du Nord-Ouest - Phase I ». 1981. Chapitres 3-13 et 3-14. Voir aussi « 32 - Les problèmes liés au développement agricole à marche forcée ».

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